top of page

La tête à l'envers

  • nathalie nadeau
  • 28 oct. 2024
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : 30 oct. 2024


Kira, sa chienne, tourne autour d’elle la queue battante. Va-t-en Kira, laisse-moi. Ses pieds frappent le sol. Encore une fois, elle tombe. Elle reste un instant les mains en aplat sur le gazon, la tête parmi les brindilles. Des petites roches s’incrustent dans sa chair à la base de son pouce, elles collent à sa peau. De la grenaille, dirait sa mère. Elle redresse la tête, secoue les mains. Ses paumes ressemblent à la pelure d’une orange.

Depuis leur arrivée au camping qu’elle s’exerce, cul par-dessus tête disent ses parents. La chienne aussi croit à un jeu chaque fois que les pieds de Clarisse quittent le sol. Rien de plus sérieux. Clarisse veut tenir. La tête à l’envers suffisamment longtemps pour soutenir l’horizon. Voir par le trou du Rocher Percé la mer se profiler comme un ciel.

Alors qu’elle plie une serviette de plage en parts égales – c’en est assez des grenailles dans le cuir chevelu –, les parents s’affairent à monter la tente. Clarisse tend la serviette du plat de sa main pour en retirer les plis. Son père soupire, la toile est lourde. Le vent colporte son souffle, elle l’entend alors qu’elle lisse le tissu chenillé. Elle l’entend même au travers du métal qui s’entrechoque. Toutes ces pôles à assembler rembrunissent le visage de son père, cadencent son souffle. Le visage du père est beau et grand.

Souvent la tête du père est pleine de soucis. Parfois il rit, son visage s’ouvre comme des pétales au soleil. Quand dans ses yeux les mouches tournent tout autour, ses sourcils se froncent. Noirs. Aussi noirs que le cœur d’un tournesol, des graines par centaines. Il y a dans ses yeux des écailles qui se dessèchent. Le beau visage du père est habité par des saisons. Clarisse ne connaît pas la science du vent. Elle ne sait pas le temps qu’il fera aujourd’hui. Elle n’a que cinq ans. Ce qu’elle voit Clarisse, ce sont des nuages gris se profiler encore plus gris, gorgés d’une humidité qui menace de tout déballer. Alors elle comprend qu’il y aura la pluie, peut-être le vent, des bourrasques de vent.

_ Salut, fait une voix.

Clarisse aperçoit droit devant deux pieds nus dans des gougounes roses. Elle redresse la tête. Il n’y a pas que les gougounes qui soient roses : les ongles des pieds, des mains, les shorts, l’élastique autour des tresses, jusqu’au pourtour des lèvres qui tire sur le violet. Une tache verte toutefois se détache de ce fond, un suçon que la jeune fille tient dans sa main.

_ Salut.

_ Tu l’veux? Elle lui tend le suçon. Mes préférés, moi, c’est ceux aux cerises. Mais y’en a pu… C’est long venir ici. Elle rit. Sa langue est violacée. Vert, c’est bon quand même …  

Clarisse regarde Hélène, elle s’appelle Hélène, puis la pastille verte. Elle jauge l’offre, questionne la couleur crayeuse par endroit où colle l’emballage plastique. Elle hésite.

Hélène sort alors son artillerie de sa poche, un tas de petites pierres polies. Des agates. Il y en a des brunes, des orangées, des ocres. Hélène en met une dans sa bouche. Clarisse aussi, elle saisit la plus nacrée. Elles se regardent. Un goût de sel sur leur langue. La pierre est douce, ronde, lisse et lorsqu’elle roule contre une dent, les surfaces dures de l’agate et de la dent s’entrechoquent dans une sorte de clapotement, leur bouche pleine de salive. Hélène porte la main à sa bouche et crache la pierre dans le creux de sa paume. Clarisse crache aussi. Elles rient, essuient leurs mains en tirant un trait visqueux sur leur t-shirt. Clarisse tend le bras, saisit d’autres agates. Et le suçon.

Demain, Hélène partira tôt pour la plage. Clarisse restera seule avec Kira et les parents. Elle voudrait trouver des agates elle aussi. Mais le père dort. Il dort tout le temps, dit Clarisse. Elle répète, le dit deux fois. La mère ne l’entend pas tout aussi occupée qu’à la maison à plier, ranger, et puis il y a trop de vent et le fracas des vagues au loin sur les rochers. Alors Clarisse attend aux côtés de sa chienne, elle attend que le père se réveille, assise en indien sur la pelouse les chevilles croisées l’une par-dessus l’autre. Elle arrache une brindille qu’elle roule entre ses doigts. Sa tête est lourde ce matin. Parfois, quand sa tête est trop lourde, elle la pose contre sa chienne. Kira la laisse la caler dans le creux de son flanc entre ses pattes, là où c’est chaud, surtout quand Kira expire et que la tête de Clarisse s’y engouffre. Le ventre de la chienne joue avec sa tête qui monte et redescend, accueille son poids et le repousse.

La serviette une fois de plus se déplace et fait des plis et des plis, les petites roches rentrent, creusent ses paumes, font des trous, et puis ses jambes qui ne sont jamais droites. Ça ne lui dit rien la tête à l’envers aujourd’hui. Elle ne regardera pas le ciel s’inverser par le trou du rocher, son corps tendu, les pieds dans le soleil pendant que son père dort et que la mère s’affaire silencieuse. Ça ne lui dit pas. Clarisse pense aux agates, elle pense à ses poches qui auraient été lourdes d’une récolte faite sur la plage. Elle pense aux millions de grains de sable, aux étoiles de mer rouges − encore plus rouges que la voiture du père, lui a dit hier Hélène −, elle pense à ces étranges éponges dans le fond de la mer, au trou béant du rocher quand sur sa peau, un effleurement, quelque chose qui la chatouille, une fourmi sur son genou. Elle la regarde, sent les pattes parcourir sa cuisse. Le corps est bosselé, on le dirait étranglé par endroits, corseté, ficelé. Par où elle respire la fourmi? Clarisse pose la tranche de sa main sur le haut de sa cuisse pour bloquer l’intruse. Et si elle posait l’ongle là où le corps bosselé est étroit, la fourmi poursuivrait-elle son chemin amputée d’une bosse ou deux? Alors qu’elle suit l’insecte du bout de son index, Clarisse voit sa main propulsée dans les airs par un coup de museau sous l’avant-bras. Kira flaire le suçon qu’elle a mis hier dans sa poche. C’est qu’elle porte les mêmes shorts aujourd’hui, les yeux de la mère n’ont rien vu. Et le père dort encore. Kira renifle le suçon. Clarisse le sort de sa poche et le développe. La chienne se redresse aussitôt sur ses pattes pendant qu’elle retire avec force la pellicule plastique collée au suçon. Assis, Kira! La chienne obéit, postérieur au sol, le museau face à Clarisse, elle salive. Elle attend un geste, un signe de Clarisse qui dans l’instant glisse la pastille entre ses dents. La chienne jappe. Non, Kira! Car la chienne connaît le goût du sucre. Clarisse et elle sont complices. Une lichée pour l’une, un coup de langue pour l’autre. Elle connaît le rythme à respecter. Clarisse qui goûte la pastille puis Kira. Ne pas céder à l’envie d’ouvrir la gueule toute grande. Laisser Clarisse d’abord lécher la face pile du suçon, la laisser le lui présenter, elle de le lécher, puis Clarisse de le retourner sur l’autre face. Ainsi, chacune connaît la face cachée de l’autre. Le partage est absolu.

Le père n’est pas levé. Ses rêves sont peut-être trop grands, ils l’engouffrent dans son sommeil.

Vient, Clarisse.

La mère empoigne la poignée de porte de la voiture qu’elle referme d’un geste brusque. Elles vont à la plage.

Clarisse peine à suivre. Les pas de la mère sont secs, imprévisibles. On dirait qu’elle ne sait pas où elle va, y a t-il seulement un chemin?, un endroit où aller? Elle avait pourtant parlé d’agates, de mollusques et de plage. Les voilà qui vont et viennent entre les hautes herbes sur les dunes comme si elles cherchaient à fuir les fous de bassan par dizaines au-dessus de leur tête. La mer, Clarisse l’entend! Où tu vas maman? Elle entend son ressac. Mais la mère file en proie comme un poisson à la surface de l’eau que guettent les oiseaux, leurs yeux perçants cerclés de bleus et de traits noirs tout autour, leurs yeux de fous.

Lorsqu’elles reviennent les bras chargés des sacs de leur récolte, le père est levé. La mère marche d’un pas assuré maintenant, ses traces marquent le sol. Clarisse marche dedans. Elle marche dans le pied de sa mère. L‘empreinte est large. Elle aime qu’elle soit large. Plus large que ses deux pieds, plus large que sa jambe, son tronc, ses bras, qu’elle la contienne tout entière. Le pas de la mère a cessé de s’agiter sur la dune lorsqu’elle a entendu le ressac et la voix de Clarisse lui rappeler les agates. Elles en ont trouvé d’ailleurs des jaunes, des nacrées et de drôles de mollusques aussi, des bigorneaux. La mère les apprête avec de l’oignon. On pourrait croire que les yeux du père s’embuent. Il est assis sur la chaise pliante pourtant loin des épluchures d’oignon. Ses yeux fixent l’horizon.

Là où le ciel et la mer s’épousent.

Le père lance un bâton vers Kira qui le ramène en courant puis le relâche à ses pieds. Des dizaines de fois. La chienne ne se fatigue pas jusqu’à ce qu’elle renifle l’odeur iodée des mollusques que la mère dépose dans un large plat au centre de la table à pique-nique. Il faut retirer la chair de la coquille. Ça glisse entre les doigts, c’est long et pas si bon, trouve Clarisse. Plutôt en échapper de temps à autre sous la table, tient Kira. Chut, tranquille. Ni la mère ni le père ne parlent de leur après-midi. Il y a assez à dire sur le voisin du terrain d’à côté, sa station-wagon qui brille tout autant que ses guirlandes de lumière, ou l’accent de la femme sur sa chaise longue sur le terrain adjacent et sa façon de dire le soleil qui la chagrine. Entre le père et la mère, il y a des mots, des phrases, des coquilles vides sur une nappe fleurie qui sent fort le nylon.

Cette fois, c’est Clarisse qui se lève la dernière. Des relents d’iode sur ses lèvres, sa langue est sèche, pâteuse. Hélène est partie, le terrain d’en face est vacant. Le père et la mère finissent leur café leurs chaises pliantes tournées vers la mer, chacun son horizon. Clarisse n’a pas faim. La promesse d’une île à visiter, des oiseaux de mer par milliers, tombe entre leurs chaises. Hélène lui a raconté sur l’île être si proche des oiseaux qu’elle a vu leur bec comme des poignards, leurs yeux bleu électrique, et qu’il y en avait d’autres des centaines tout noirs, leur tête, leur cou, leur corps noir noir avec juste une plume blanche sur l’aile.

Mieux vaut être sur la tête alors qu’elle a l’estomac vide. Et puisque la promesse de l’île bascule, aussi bien s’habituer à tenir l’envers du décor par le trou du rocher. Les pieds de Clarisse font des crochets dans le ciel, son corps tangue devant derrière, tombe parfois sèchement sur le sol, le souffle court. Pourquoi son père rit? Il est assis sur un bout de la table à pique-nique la tête entourée de volutes de fumée. La chienne a mis les pattes sur un tison. Le père a jeté son mégot de cigarette encore brûlant d’un claquement du pouce contre l’index, la chienne a cru qu’il jouait, elle s’est jetée sur ce qu’il lançait. Le père rit de la bêtise de la chienne.

La mère ne dit rien. Un sourire sur ses lèvres. Elle qui ne rit jamais. Comme elle ne dit jamais rien aussi. Le matin quand le père dort encore, elle claque les portes d’armoires dans lesquelles elle range la vaisselle et malmène les ustensiles dans un bruit de métal froid. Ses gestes sont amers quand le père dort et qu’il ne se réveille pas. Pourquoi ce sourire complice? Quel est ce trait qui se dessine sur ses lèvres? alors que les souliers de la mère résonnent sur la céramique de la cuisine, que les ronflements du père sont assourdissants dans la chambre au bout du couloir, alors que partout dans la maison, entre eux, il n’y a que le silence? Clarisse entend ce qu’ils ne se disent pas, sa tête est comme une éponge gorgée de leurs silences.

Elle voudrait poser sa tête sur le flanc de sa chienne. Kira la repousse, elle lèche sa plaie. Alors elle roule dans l’herbe près d’elle, elle s’en approche puis s’en éloigne, dépose sa tête sur le gazon, la relève, Kira? Clarisse voudrait qu’elle joue avec elle. Tant pis. Elle s’assoit. Il y a là une fourmi. Elle la regarde. Elle observe la trajectoire de l’insecte entre les brins d’herbe. La fourmi va et vient toujours par les mêmes chemins. Son parcours calculé permet à Clarisse d’anticiper l’endroit exact où poser le pouce. La bloquer. La fourmi ne s’arrête pas, elle contourne le pouce, reprend sa route. Clarisse pose à nouveau le doigt là où va la fourmi. Elle la défie, ici, et là, jusqu’à ce que la fourmi dévie, puis perd sa trajectoire. Clarisse la poursuit alors entre les feuilles charnues des mauvaises herbes, elle la pourchasse, la traque, puis la coince cette fois entre le sol et son index. Elle sent le petit corps bosselé qui s’agite sous son doigt. Une pression suffirait. Une légère pression contre l’herbe grasse. Et la fourmi craque, le petit corps se contorsionne sous la pulpe de son doigt dans un dernier soubresaut des pattes. Clarisse s’amuse du craquement de la fourmi. Un frisson le long de son échine. Elle arrache une poignée d’herbes, elle les sélectionne, choisir les plus larges, puis elle recouvre le corps qui gît. Aussi bien l’enterrer. Et lui offrir un chant. Elle saisit une brindille qu’elle porte à sa bouche. Lorsqu’elle parvient à la placer de façon précise entre ses pouces, elle inspire, gonfle le torse et souffle de toutes ses forces sur le brin d’herbe. Clarisse s’étonne, on dirait le son d’un gazou. Le feulement d’une feuille. Voilà, meurt maintenant, dit Clarisse.

 
 
 

2 Comments


darceau
Nov 01, 2024

De petits moments de vie qui deviennent une histoire, cette vie vu à travers les yeux d'un enfant. On se laisse prendre par les aventures qu'elle vit. Je trouve que tu as su très bien rendre cette perception. L'enfant observe et constate (le père qui dort, les silences, ...) sans poser de jugement. Ton texte est imagé, on voit et ressent les choses. Belle sensibilité dans ton écriture.

Like

Christiane Martin
Christiane Martin
Oct 30, 2024

Chère Nathalie, C'est la tête à l'endroit que je lis ton texte « La tête à l'envers ». Avec tes mots, tu dessines l'enfance de Clarisse prise entre les silences de ses parents : « Clarisse entend ce qu'ils ne se disent pas, sa tête est comme une éponge gorgée de leurs silences. » Par tes images si poétiques et si bien découpées, nous suivons Clarisse dans ses gestes et ses pensées. J'aime : « [ ...] aussi bien s'habituer à tenir l'envers du décor par le trou du rocher ». « Elle marche dans le pied de sa mère ». Et la chute de ta nouvelle : « Voilà, meurt maintenant, dit Clarisse. » Tu écris avec force …

Edited
Like

© les mots dits, Nathalie Nadeau, 2024.

    illustrations, Isabelle Graton.

bottom of page