Les pieds froids de mon père
- nathalie nadeau
- 31 août 2024
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 28 oct. 2024
La chambre est petite. On la dirait refermée sur elle-même, malgré la fenêtre. Le lit, au centre de la pièce, occupe l’espace dans une sorte de débordement : barres d’appui métalliques, appareillage compliqué de branchements, de tubes et de boutons. La chambre respire l’étouffement, jusqu’à ses murs aux couleurs blafardes, sans vie, sans éclat.
Je suis assise sur un fauteuil en cuirette. Démesurément gros dans cette pièce exigüe. Et cyan de surcroît. L’agencement des couleurs des murs au fauteuil s’offre dans un dégradé de turquoise des plus soutenus au plus fade. Comme si l’espoir d’un bord de mer s’en était trouvé délavé. Le fauteuil fait face à la fenêtre et non au lit, curieusement. Par la fenêtre, quelques arbres chétifs dans le mouvement du vent. Mon regard oscille entre les arbres devant, où parfois il s’échappe, et le lit à ma gauche. En gros plan, les pieds de mon père. Le fauteuil a le défaut d’être bas. Dort-il? Ses pieds sont immobiles depuis un long moment. Je tire légèrement le menton vers le haut, ses paupières sont fermées. Elles le restent jusqu’à ce que je tente un déplacement sur le similicuir du fauteuil qui me colle l’arrière des cuisses. Premier jour de juin pleinement ensoleillé, j’ai mis ma jupe courte en denim. Ma peau se détache dans un bruit de sparadrap.
C’est toi?, souffle mon père les paupières à demi fermées.
Je reste dubitative. Qui pressent-il? Qui espère-t-il? Adèle, Léa, moi? Laquelle de ses filles? Ma mère, peut-être?
Je pose les mains en aplat sur le fauteuil pour me lever et mieux voir le visage de mon père. Alors que je tente de lui répondre : oui, c’est moi, tu vois, c’est moi, le siège s’enfonce. Demeurée assise, je garde les mains en appui dans l’intention de me reprendre, mais reste distraite par les fines craquelures qui se forment sous ma paume. La cuirette est usée. D’un turquoise soutenu, la voilà hachurée de beige par endroits comme un vieux carton. Je me reprends, projette mon poids vers l’avant une seconde fois, presse dans mes mains pour m’aider à me lever, mais les craquelures se referment sous mes paumes, elles agrippent ma peau de leurs rebords dentelés comme si elles me tiraient vers le bas. Or plus je presse pour me soulever, plus le siège s’enfonce sous mon poids, la cuirette puis la bourre se referment sur mes mains, avalent mes mains. Le siège m’avale. Comme si on me retenait. Comme si on me disait : Non, reste. N’y va pas. Ne t’expose pas à son regard. Tu sais bien que ce n’est pas toi qu’il espère. Tu le percevras à la manière qu’il a de garder les paupières closes. Car au son de ta voix, elles resteront closes. Est-ce sa façon de te préserver? T’empêcher de percevoir dans ses yeux une quelconque déception? Il sera déçu certes. Mais laissera entendre par sa voix lente et chaude qu’il est content que tu y sois. Et pendant un instant tu y croiras.
Veux-tu me masser les pieds?
J’arrive enfin à m’extirper du fauteuil en prenant appui sur les accoudoirs. Il a les paupières fermées. Il sait que c’est moi. Je pose les mains sur le dessus de ses pieds.
Les enfants vont bien?
Oui, papa.
Ses pieds sont froids. Je les enveloppe, les couvre de toute la largeur de mes paumes que je laisse immobiles pour l’instant. Les réchauffer, ils sont glacés. Un petit soubresaut du pied droit repousse ma main. J’attends un instant, mais mes mains restent froides. Je les frotte vigoureusement en aplat l’une contre l’autre jusqu’à ce qu’elles soient chaudes puis les redépose. Je me fais à leur contact, la peau, les os, puis je commence à les masser sans trop savoir comment m’y prendre. Est-ce qu’elles le font, elles, Adèle, Léa, maman? Le masser? La peau est tendue sur le dessus du pied. Les veines trop perceptibles. Par endroits, elles sont gonflées, gorgées de sang. Elles fuient sous mes doigts. Comme un ver que l’on presse du bout de l’index. Le corps glisse, échappe à la pression. Adèle et moi, enfants, avions un jeu. Le défi du ver de terre. Qui d’Adèle ou de moi le saisirait? Le défi était grand. D’abord prendre le ver de terre. Entre le pouce et l’index, éprouver son corps poisseux. Puis son tressaillement. Car il fallait non seulement le soulever malgré les nombreux tortillements de son corps gluant mais le maintenir à hauteur des yeux. Tadam! Au moins dix secondes. Celle qui réussissait avait droit à une gomme Chiclets. Celle qui échouait se faisait traiter alors de chicken, entonnée dans une remarquable litanie de la faiblesse : chicken, chicken, chicken ! Jamais il ne nous est venu à l’idée de nous traiter de poule mouillée. Le mot anglais avait plus de force, percutait davantage l’insulté.
Un autre soubresaut de son pied, plus brusque cette fois. L’ai-je pincé? La peau est si fine et les os protubérants. Je marque une pause. Ou est-ce sa façon de me signifier que je n’ai pas le tour? Je masse à nouveau, avec plus de délicatesse, d’appréhension aussi, avec la paume peut-être, plutôt que les doigts.
La saveur me revient. Aux cerises, la Chiclets aux cerises. La préférée de mon père. La mienne aussi. C’est dans les poches de ses habits bien rangés que je subtilisais notre trophée. Moi seule. J’avais ce courage. Ou plutôt, j’aimais m’enorgueillir d’en avoir. Car le risque était grand. M’introduire dans la chambre alors que le plancher craquait, alors que la porte du garde-robe coulissait difficilement, souvent dans un bruit de métal creux, fouiller dans toutes les poches. Mais mon père n’était pas dupe. Il rigolait. Et encore plus lorsqu’il me surprenait la main enfoncée dans une poche et que j’avançais un timide : c’est parce que j’ai un p’tit peu faim.
Ses pieds restent froids, mes mains aussi, quelque peu, malgré mes efforts à frotter, à masser, à réchauffer le dessus du pied, la voûte plantaire, les orteils.
Ok, ça va être correct, exhale-t-il. Comme si ça ne donnait rien. Une légère impatience dans la voix.
Je retourne à mon fauteuil. M’y laisse choir. Qu’il m’avale ce maudit siège. Ce soubresaut du pied, qu’il vient de faire encore une fois, il était volontaire. Bien évidemment. Et je ne dirai pas : comment n’ai-je pas pu le voir? Même après tant d’années d’un contact souvent froid, tendu, j’espère encore la coïncidence. J’espérais un soubresaut du corps. Pas un reproche, pas cette façon qu’il a de dire : pas comme ça, c’est pas ça, pas là, ça me fait mal. Sans nommer, sans dire. Mon père est passé maître dans l’art de se dédouaner de la parole. Par de petits gestes, un petit coup du bout du pied. Cultiver chez celui ou celle qui reçoit le coup le doute. Et surtout le laisser planer, laisser l’autre se démêler avec ce doute.
Même sur son lit d’hôpital, je n’y arrive pas. Le contact reste froid. Dans cette chambre exigüe aux exhalaisons de mort, oui, je me laisse choir dans ce maudit fauteuil. Aussi bien me vautrer jusqu’à la charpente car de toutes façons les lieux clos ne nous font pas. Nos mains, nos pieds, même le ton de notre voix restent froids.
Papa, est-ce qu’on peut se parler?
Nous sommes sur l’autoroute vingt entre Montréal et Québec. Que lui et moi dans l’habitacle de sa Buick blanche. Lieu clos. Le ton monte. Il se réchauffe dans nos colères, nos incompréhensions. Le ton monte, mais pas trop, car la colère n’est pas permise entre nous. Il semble presque cordial, alors qu’il ne l’est pas. Un jeu de ping-pong se joue, la balle de part et d’autre de l’habitacle. J’ai vingt ans, je vais rejoindre mon amoureux à Québec pour la semaine, mon père y restera plusieurs jours faire un travail qu’il n’aime pas.
Bien sûr qu’on peut se parler. Je suis parlable, moi. Je sais que ta mère te dit le contraire, mais… d’ailleurs, elle a beaucoup d’influence sur toi. C’est quoi cette idée d’être végétarienne toi aussi. Depuis que ta petite sœur Léa est née, on dirait que toi pis ta mère…
Voilà, encore une fois le spectre de maman qui s’immisce entre nous pour faire écran. Il m’amalgame. La conversation n’aura pas lieu. Même seuls dans l’habitacle de sa Buick blanche, dans le confort du modèle de luxe, la conversation n’a pas lieu. J’avais espéré pourtant, j’avais pensé qu’un huit clos, juste lui et moi, aurait suffi, permis…
Nos colères ont résonné mais sourdement. Un sens unique comme la vingt. Des voix parallèles qui ne se touchent pas. Et deux heures durant.
J’ai pensé alors que le voyage au Mexique arrangerait les choses. Mon père m’y amène parce qu’il a gagné ce voyage, meilleur vendeur de l’année. J’accepte. J’ai vingt-et-un ou vingt-deux ans, j’ai quitté la maison déjà, je vis à Québec en appartement. Je ne me souviens pas de notre séjour dans l’ensemble. Il ne m’en reste que des fragments : un seul lit pour deux, mon père qui ronfle éperdument, la plante de mes pieds irritée parce qu’une lame de fond avait rejeté sur la plage un sable grossier peu de temps avant notre arrivée, et puis une photo. Le jour de notre départ, une photo où nous apparaissons tous les deux assis l’un à côté de l’autre adossés à un mur. Nous sourions. Nous sommes près l’un de l’autre pour entrer dans le cadre de la caméra au côté d’un cactus adroitement peint sur le mur jaune. J’ai observé cette photo à mon retour à Québec. Quelque chose m’agaçait. Ne me revenait pas. Sans savoir quoi précisément. Je balayais du regard nos deux corps, moi, dans ma robe à bretelles, lui, en chemise à manches courtes, je cherchais dans nos sourires, nos yeux, le port de notre tête, puis j’ai vu l’épaule gauche de mon père. L’épaule gauche de mon père est placée au-devant de la mienne, sur la mienne, elle me tient en retrait bien adossée contre le mur, elle me cache, déborde dans toute sa largeur jusqu’au milieu de ma poitrine. Cette photo me parle de retrait, de notre rapport l’un à l’autre. Lui devant, moi derrière et nos épaules qui ne seront jamais côte-à-côte.
J’ai déchiré la photo. Comme je l’ai fait souvent. Photos papier s’entend. J’en ai conservé quelques-unes de moi enfant où j’apparais en maillot de bain, en pyjama, le ventre rond, les joues pleines, les yeux souriants. Puis d’autres adolescente, jeune adulte où j’affiche la plupart du temps, comment dire? le même air, la même posture? une tendance en tout cas à tirer le menton légèrement vers le haut. Et ce, peu importe la personne derrière la caméra. Ce petit menton qui pointe vers le haut, qui tire sur la nuque comme s’il cherchait à s’éloigner de tout ce qui se trouve dessous : le cœur, la poitrine, le foie, la rate, bref les entrailles, me donne un air effronté.
Ce que je ne suis pas, je ne crois pas. J’ai l’air d’être au-dessus. Vrai. Mais au-dessus de quoi? Au-dessus de ce qui se joue en moi? de ce qui se trame, se brasse, ne se digère pas, me submerge? À partir du cou, il me faut tirer le menton pour ne pas me laisser engloutir, avaler par ce qui se trouve dessous? M’en détacher, le plus possible, le plus loin possible. Est-ce cela, cet air effronté?
Je me lève du siège, je regarde par la fenêtre. Mon père semble dormir. Je respire, calque mon souffle sur le mouvement des arbres qui vont dans le vent. Cela me calme. Puis j’entends les draps qui se froissent d’un coup dans un long soupir.
Est-ce que t’as froid? Est-ce que tu veux que je demande une couverture?
Il ne dit rien.
Je recouvre ses pieds qui se sont dégagés en tirant sur le drap. Je me rassois, regagne le fauteuil contre le mur, puis vérifie l’heure sur mon téléphone. Adèle sera là bientôt. Je regarde devant, les arbres, le vent, quand à nouveau dans un grand déploiement et d’un geste brusque du bras, il rejette le drap, puis se redresse le dos bien droit assis au centre de son lit avec une volonté dans les yeux que je ne lui connais plus depuis sa maladie.
Reste papa, tu ne peux pas te lever. Il y a le cathéter et puis la sonde.
Il fait fi de ce que je dis. Pose un pied au sol, puis l’autre.
Je comprends qu’il veut se lever. Je mets ma main sur son avant-bras pour l’en dissuader, il me repousse aussitôt d’un geste sec. Il se lève, son équilibre est précaire. Je reste près pour le retenir au cas où ses jambes céderaient sous son poids. Il demeure immobile un moment, scrute ses bras, regarde entres ses cuisses, détache tous les fils, tubes, moniteur, soluté. Il observe ses pieds longuement, éprouve leur contact contre le sol. Le droit, le gauche. Il transfert son poids vers l’un puis vers l’autre et entame un léger mouvement. Ses yeux se détachent du sol, il soulève la tête. Il ne me regarde pas, comme si je n’y étais pas, tout absorbé qu’il est par le transfert de son poids. Il tangue, se laisse porter par le bercement. Il sourit, je crois. Quand subitement il dresse les bras, les allonge de chaque côté du torse. Puis voilà que du bout d’un pied, alors que l’autre reste à plat contre le sol dur et luisant, il se propulse et se met à tourner. D’abord lentement. Les bras se tendent, ce qui m’oblige à reculer. Je m’inquiète, je me dis qu’il va tomber. Mais son corps reste droit, le pied bien au centre porte son poids. Alors il tourne, tourne plus rapidement. Je crains l’effondrement, la table de nuit, les barres métalliques, je tente un rapprochement. Il érige alors les bras sur toute leur largeur, ses bras se déploient comme un drapé qui enfle, gonfle, monte. Mon père tourne sur lui-même, se rempli de lui-même, sa poitrine se soulève. Il est au centre de la pièce, les bras tendus comme les pans d’un tissu rêche. Je lui dis d’arrêter, je lui dis qu’il va tomber. Le voilà qui virevolte encore et encore. Il ne m’écoute pas. Il pirouette comme une toupie. Je me plaque contre le mur de la chambre, lui au centre, s’enfle, se gonfle, se respire, s’enivre de ses pas. Dans sa danse folle, ses bras sont des lassos. J’entends leur sifflement à chaque tournoiement, ses ongles vont me lacérer. Je le somme d’arrêter, je le dis plus fort, j’essaie un ton plus haut, je projette ma voix. Il ne m’entend pas. Un tourbillon de vents. Alors pour la première fois, la toute première fois, j’enfreins notre loi, je pose mes mains fermement contre le mur et je crie.
Le vent est tombé. Par-delà la fenêtre, les arbres ont cessé leur mouvement. Ils restent patients, il y aura d’autres brises, d’autres souffles sur leurs feuilles, à travers leurs branches. Dans le fauteuil sur lequel je me suis incrustée, je décolle une à une mes cuisses de la cuirette. Adèle est arrivée. Je me lève. Mon quart est terminé. Il me reste un peu de jour pour sentir le plein soleil sur ma peau.
Merci Nathalie pour ce doux texte!
Ton courriel d'hier ma fait penser que j'avais commencé à lire ce texte et que j'avais oubliée de le terminer, ce n'est pourtant par manque de temps pour lire .....
J'ai beaucoup aimé ce texte, il y a une belle sensibilité dans ta façon de décrire le rapport parfois difficile avec un parent et qui est exempt de tout reproche. Il y a également beaucoup de ressenti, tant au niveau des sentiments, on sent la blessure face à cette relation, que physiquement (ex: lorsqu'il marche. la sensation de pieds avec le sol)
Le texte est également très imagé, on entre dans la chambre.
Cette histoire m'a interpelée car je me m'y suis un peu retrouvée.
Je trouve très joli le…